Blacklistées, les stars russes de la musique classique font leur come-back en Europe
A l’opéra, les chouchous de Vladimir Poutine font leur retour sur scène, ce qui n’est pas du goût de l’Ukraine ni de l’Union européenne.
By SEB STARCEVIC
Illustration by Natália Delgado/POLITICO
Déjà au XXe siècle, alors que son armée envahissait l’Europe, la Russie voyait sa musique se répandre dans les théâtres et les salles de concert du continent, les chefs d’orchestre exaltés et les sopranos glamour devenant les principaux ambassadeurs de sa puissance culturelle.
A la chute de l’Union soviétique, les opéras et les ballets russes occupaient encore une place de choix en Europe ; tout comme après l’annexion de la Crimée par Moscou en 2014. Mais tout cela s’est arrêté brutalement à l’hiver 2022, lorsque le Kremlin a lancé son invasion de l’Ukraine.
En signe de solidarité avec Kiev, le monde de la musique classique a annulé des concerts russes, a cessé de jouer des œuvres phares comme Casse-Noisette et Le Lac des cygnes, et a laissé tomber des artistes ayant publiquement des liens avec le président Vladimir Poutine — tout cela dans le cadre d’une dérussification plus large des arts européens.
Trois ans plus tard, cependant, certaines des plus grandes stars russes reviennent discrètement dans les orchestres et sur les scènes d’Europe. C’est une victoire pour le Kremlin : ses détracteurs affirment qu’il espère mettre fin à son isolement mondial en utilisant l’art et la culture russes comme arme de soft power.
Face à ce phénomène, l’Ukraine et l’Union européenne demandent aux prestigieux opéras et compagnies théâtrales du continent de tenir tête à Moscou.
Le ministre ukrainien de la Culture, Mykola Tochytsky, a estimé que la scène artistique européenne devrait y “réfléchir à deux fois” avant d’accueillir à nouveau des artistes russes, jugeant “très risqué” de réintégrer la culture russe alors que l’invasion de Moscou se poursuit.
“Lorsque vous avez une activité culturelle russe active dans [votre] pays, il s’agit immédiatement de désinformation et de préparation d’une sorte d’acte d’agression”, a-t-il déclaré. “C’est notre propre expérience.”
Le commissaire européen à la Culture, Glenn Micallef, abonde dans ce sens, estimant auprès de POLITICO que : “Les scènes européennes ne devraient pas donner d’espace à ceux qui soutiennent cette guerre d’agression contre l’Ukraine.”
Des liens avec des financements européens
En 2008, Valery Gergiev, l’un des chefs d’orchestre les plus célèbres de Russie, a donné un concert de propagande dans la ville en ruines de Tskhinvali, capitale de l’Ossétie du Sud, territoire revendiqué par la Géorgie, dont les séparatistes soutenus par Moscou venaient de s’emparer.
Alors que le public brandissait des drapeaux russes et ossètes, Valery Gergiev a dirigé la symphonie de Léningrad, une œuvre patriotique populaire et un symbole de la résistance contre le fascisme. Il a ensuite participé à une publicité télévisée pour la campagne de Vladimir Poutine en 2012, louant le leadership du président russe, et a signé une lettre ouverte soutenant l’annexion illégale de la Crimée par le Kremlin en 2014.
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, il a été lâché par son manager et abandonné par divers orchestres et théâtres, de Milan à Munich en passant par Rotterdam et Vienne. Il a dirigé des concerts en Chine et en Iran, mais il est sanctionné par l’Ukraine et n’a pas mis les pieds en Europe depuis le début de l’assaut.
Mais c’est sur le point de changer.
Valery Gergiev doit se produire à Barcelone l’année prochaine avec l’orchestre russe Mariinsky dans le cadre de la série de concerts Ibercámera, dont le fonds européen Next Generation est l’un des principaux soutiens financiers.
L’organisateur de l’événement, Josep María Prat, a déclaré au journal espagnol El País qu’il n’y avait “aucun obstacle juridique” à la participation de Valery Gergiev et qu’il espérait que “la musique [serait] un pont pour unir, pas pour faire la guerre”. Les représentants de l’orchestre Mariinsky, que dirige Valery Gergiev, n’ont pas répondu à nos demandes répétées de commentaires.
Mais l’UE ne compte pas en rester là.
La Commission a entamé des discussions avec les autorités espagnoles pour vérifier qu’aucun fonds de l’UE n’a été utilisé pour organiser des spectacles impliquant le maestro russe pro-Poutine, selon un représentant de la Commission.
Interrogé sur ses financements européens, un porte-parole du festival assure à POLITICO que ses concerts n’ont “jamais été subventionnés par l’Union européenne”, mais admet avoir demandé une subvention dédiée à l’art au fonds européen Next Generation, le plan de relance post-Covid de l’UE, en décembre 2022.
Glenn Micallef, le commissaire européen, considère que, même si un spectacle est entièrement financé par le secteur privé : “Cela ne devrait pas nous empêcher de faire des déclarations politiques très fortes sur le fait que nous ne devrions pas offrir un espace à ceux qui soutiennent ces guerres d’agression.”
“Nous devons travailler encore plus intensément avec nos Etats membres pour veiller à ce que cela ne se produise pas”, ajoute-t-il.
Le porte-parole d’Ibercámera n’a pas voulu confirmer la date exacte de la tournée de Valery Gergiev en Espagne. Il rappelle que la société a organisé plus de 200 de ses concerts au cours des décennies précédant l’invasion de l’Ukraine par Moscou et qu’elle est impatiente de l’accueillir à nouveau “dès que possible”.
“Tout au long des 50 ans d’histoire de notre groupe, nous avons agi dans le respect et sous la protection des lois espagnoles et européennes en vigueur”, ajoute le porte-parole.
“Une question de sécurité”
La scène artistique ukrainienne regarde avec mépris la prestigieuse culture européenne assouplir progressivement sa ligne vis-à-vis de la Russie, qui intervient alors que le président américain Donald Trump tente de négocier la paix en rouvrant le dialogue avec le Kremlin.
Le metteur en scène ukrainien Eugene Lavrenchuk devait diriger une production de l’opéra Rinaldo de Haendel à Jérusalem en juillet. Il a démissionné après avoir vu une affiche du spectacle sur laquelle figuraient les noms de deux chanteurs russes, alors qu’il avait demandé aux producteurs de ne pas engager d’artistes russes.
“Pour nous, Ukrainiens, le boycott de tout ce qui est russe n’est pas une question de culture et d’art, c’est une question de sécurité”, insiste-t-il auprès de POLITICO.
“La Russie mène depuis des centaines d’années une politique de soft power à l’aide de l’art et de la culture […] et a imposé par la force la langue et la culture russes”, poursuit-il.
Les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par Moscou ont été marqués par un rejet plus large, par l’Occident, de la culture russe et des personnalités artistiques accusées être de mèche avec le Kremlin, ce que le ministre lituanien de la Culture a qualifié de “quarantaine mentale”. Pour Eugene Lavrenchuk, il est troublant de constater que cette détermination est apparemment en train de s’affaiblir.
“Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous tenir sur la même scène que les Russes, quel que soit le contexte, car d’autres personnes s’en serviront pour légitimer l’amitié entre les peuples ukrainien et russe”, prévient-il. “On dira que les politiciens se battent ailleurs, mais les gens ordinaires sont des frères slaves. On ne peut pas permettre cela.”
Le ministre ukrainien de la Culture a proposé une solution : les compagnies théâtrales européennes devraient engager des artistes ukrainiens ou européens plutôt que russes.
“En Ukraine, en Pologne, en Suède, nous avons des artistes de même qualité, voire de meilleure qualité”, a relevé Mykola Tochytskyi. “Promouvons ceux qui partagent réellement les valeurs démocratiques.”
La scène artistique ukrainienne a été bouleversée par l’invasion de l’Ukraine par Moscou.
Une frappe aérienne russe sur un théâtre de Mariupol en mars 2022 a probablement tué des centaines de civils qui s’y abritaient. Ihor Voronka, chanteur d’opéra ukrainien, a été tué alors qu’il se trouvait au front en juillet dernier ; et Vasyl Slipak, baryton qui s’était produit à l’Opéra de Paris avant de s’engager comme volontaire dans l’armée ukrainienne, a été abattu par un tireur d’élite russe dans le Donbass en 2016.
Bombes et ballet
En avril, des centaines de manifestants se sont rassemblés autour d’un théâtre à Bratislava, agitant des drapeaux ukrainiens et brandissant des photographies de villes ukrainiennes bombardées.
Ils s’étaient rassemblés pour protester contre un concert d’Anna Netrebko, soprano russe, coqueluche du monde de l’opéra et, du moins à un moment donné, un soutien déclaré de Poutine.
Anna Netrebko a critiqué l’invasion de l’Ukraine par Moscou et a souligné qu’elle ne s’impliquait pas dans la politique. Mais ses détracteurs rappellent qu’elle a soutenu la campagne de réélection de Poutine en 2012, qu’elle l’a rencontré à de nombreuses reprises et qu’elle a déclaré dans une interview accordée aux médias d’Etat russes en 2017 qu’il était “impossible de penser à un meilleur président pour la Russie”.
En 2014, elle a également posé pour une photo avec le chef des séparatistes prorusses de l’est de l’Ukraine et lui a remis un chèque de 1 million de roubles pour reconstruire un théâtre détruit dans la ville de Donetsk, tenue par les rebelles — bien qu’elle ait affirmé par la suite qu’elle ne savait pas qui était cet homme, ni que le drapeau qu’il tenait appartenait au groupe rebelle.
Après le début de l’invasion russe en février 2022, Anna Netrebko — qui avait comme mentor Valery Gergiev au début de sa carrière et qui a fêté son 50e anniversaire en 2021 lors d’un concert télévisé au Kremlin — a été abandonnée par des opéras prestigieux, de New York à Londres. Alors qu’elle était l’une des prima donna les plus demandées au monde, elle s’est retirée de la scène pendant plusieurs mois. Kiev l’a également sanctionnée en 2023.
Mais le rideau s’est à nouveau levé sur la carrière d’Anna Netrebko.
Son premier spectacle aux Etats-Unis depuis l’invasion de l’Ukraine a eu lieu au Palm Beach Opera en Floride en février de cette année, et son interprétation de Tosca de Puccini au Royal Opera de Londres en septembre sera sa première dans cette majestueuse salle depuis l’avant-guerre. Son agenda pour les dix-huit prochains mois est rempli de représentations en Europe, de Berlin à Zurich.
Bien que l’ambassadeur d’Ukraine ait officiellement protesté auprès du gouvernement slovaque, le concert d’Anna Netrebko à Bratislava en avril s’est déroulé à guichets fermés, le directeur du théâtre qualifiant ses détracteurs de “primitifs”.
“Ceux qui prônent l’ouverture de la culture et de l’art condamnent quelqu’un pour son origine”, s’est moquée Zuzana Ťapáková dans une interview accordée à un journal slovaque.
Le manager d’Anna Netrebko, Miguel Esteban, a fourni à POLITICO un document de 74 pages détaillant ses diverses déclarations sur Vladimir Poutine, la guerre et l’Ukraine, arguant qu’elle était souvent mal comprise ou prise hors contexte.
Miguel Esteban défend que la chanteuse a pris un “risque personnel” en utilisant publiquement le mot “guerre” au lieu de l’euphémisme “opération militaire spéciale” pour décrire l’invasion de l’Ukraine par Moscou, “mettant potentiellement en danger sa famille élargie et ses amis proches qui vivent encore en Russie”. Il précise que la chanteuse n’a pas mis les pieds en Russie depuis février 2022.
Viatcheslav Volodin, président du Parlement russe, a accusé Anna Netrebko, qui a la double nationalité russe et autrichienne, de trahir la Russie en s’exprimant contre l’invasion et en voulant “préserver des salles de concert prestigieuses”.
“Elle a une voix, mais pas de conscience”, a-t-il fulminé dans un communiqué sur Telegram.
Bien que certains artistes, dont Anna Netrebko, aient affirmé que l’art et la politique devaient être incompatibles, le metteur en scène ukrainien Eugene Lavrenchuk considère qu’il n’est pas facile de dissocier la machine de guerre de la Russie de son utilisation de la culture comme soft power.
Au cours des siècles, la Russie a “tué des millions de personnes tout en restant connue pour ses brillants ballets et opéras”, pointe-t-il.
“Poutine est à part […] les missiles et les bombes sont à part, et l’opéra est à part”, lance-t-il. “Mais en fait […], tout est lié, par un lien des plus directs.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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