BRUXELLES — L’Europe doit investir deux fois plus qu’elle ne l’a fait pour la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, permettre à davantage d’entreprises technologiques et de télécoms de fusionner, et prendre des mesures drastiques en matière de dépenses de défense, a déclaré Mario Draghi.
Dans un rapport historique sur les moyens d’enrayer le déclin économique du continent, l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) a plaidé pour que l’Europe investisse 800 milliards d’euros supplémentaires par an pour sortir d’un creux de productivité et de croissance faible qui la place derrière les Etats-Unis et la Chine dans la hiérarchie internationale. Il s’agit, selon lui, d’un “défi existentiel”.
Le rapport de 400 pages de Mario Draghi est censé guider le travail de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et de sa nouvelle équipe en cours de constitution, qui composera l’exécutif bruxellois pour les cinq prochaines années. Nombre de ses recommandations devront être approuvées par les 27 gouvernements de l’UE, ce qui pourrait s’avérer difficile.
Cette publication intervient alors que l’Union européenne est secouée par des forces qui rendent impossible tout changement radical. Dans ses deux plus grands pays, on a d’un côté un chancelier allemand affaibli qui préside une économie à genoux, et de l’autre une France, accablée par une dette publique colossale, avec un nouveau Parlement fracturé entre des extrêmes opposés.
“Nous serons obligés de choisir”
Mario Draghi, loué pour avoir sorti la zone euro du gouffre au plus fort de la crise des dettes souveraines en 2011, a souligné qu’il n’y avait pas d’autre choix que de mettre en œuvre des réformes radicales.
“Nous devrions abandonner l’illusion que seule la procrastination peut préserver le consensus”, a-t-il lancé. “Nous avons atteint le point où, sans action, nous devrons compromettre soit notre bien-être, soit notre environnement, soit notre liberté.”
Au cœur du rapport Draghi se trouve une demande d’investissements privés et publics massifs, comme l’Europe n’en a pas connu depuis les années 1960 et 1970. Cela représenterait environ 800 milliards d’euros supplémentaires par an.
L’augmentation des investissements serait “sans précédent”, a-t-il souligné. “Si l’Europe ne peut pas devenir plus productive, nous serons contraints de choisir. Nous ne pourrons pas devenir à la fois un leader dans les nouvelles technologies, un phare de la responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines de nos ambitions, si ce n’est toutes.”
Fusions dans les télécoms
Le rapport plaide en faveur d’une modification des règles de concurrence qui permettrait à des deals dans la tech et la défense d’obtenir plus facilement l’approbation de l’UE. Les télécoms devraient avoir une réglementation allégée et être soutenues pour passer à l’échelle supérieure grâce à la définition d’un marché européen.
L’examen des fusions d’entreprises devrait également prendre en compte “la part d’innovation” qu’elles comportent et la sécurité économique, a considéré Draghi.
Ce serait une position bien différente de la décision, prise par la Commission en 2019, de bloquer la fusion de deux constructeurs de trains, l’allemand Siemens et le français Alstom, qui aurait donné naissance à un champion européen et un leader mondial du marché.
“Les Chinois pourraient probablement exporter des trains [à grande vitesse] vers l’Europe”, a illustré Draghi, soulignant l’ampleur et la rapidité du retard pris par le Vieux Continent.
Réformer le budget de l’UE
L’Italien pousse pour que l’UE émette une nouvelle dette commune afin de financer ses besoins en matière d’industrie et de défense. Ce à quoi s’opposent plusieurs gouvernements et a déjà semblé le mettre en porte-à-faux avec Ursula von der Leyen lors d’une conférence de presse organisée à Bruxelles pour présenter le rapport. Il a admis que le sujet était “très sensible”.
Mais il semble y avoir un accord de plus en plus large sur la nécessité de réformer le budget de l’UE, qui s’élève à 1 200 milliards d’euros, en détournant les fonds des régions les plus pauvres de l’Europe vers des politiques industrielles, de diffusion du numérique et d’innovation. Cela alignerait Mario Draghi avec les plans que la Commission met déjà en avant et ce qui est vu d’un bon œil à Berlin.
Le rapport contient de nombreuses recommandations sectorielles. L’ancien banquier central a souligné que l’objectif de l’Europe de ramener à zéro ses émissions de gaz à effet de serre d’ici le milieu du siècle lui offre la possibilité de construire et d’exporter des technologies propres dans le monde entier.
Il considère l’intelligence artificielle comme une opportunité pour l’Europe “de remédier à ses carences en matière d’innovation et de productivité et de restaurer son potentiel manufacturier”. Il a appelé à l’intégration de l’IA “dans nos industries existantes afin qu’elles puissent rester en tête”.
Matières premières
Selon le rapport, le coût de l’énergie pour l’industrie est au cœur des difficultés économiques de l’Europe, qui doit actuellement payer l’électricité 158% plus chère qu’aux Etats-Unis et le gaz naturel 345%.
L’UE ne sera pas en mesure de s’assurer un approvisionnement suffisant en cuivre, lithium et d’autres matières premières si elle ne s’inspire pas de la puissante intégration verticale de la Chine, de l’extraction minière à l’expédition, a laissé entendre Mario Draghi dans ses recommandations sur la recherche des métaux nécessaires aux transitions numérique et énergétique : “L’Europe a besoin d’une stratégie coordonnée couvrant l’ensemble de la chaîne de valeur, des matières premières aux produits finaux.”
Le secteur pharmaceutique européen perd du terrain par rapport aux Etats-Unis en raison de la faiblesse des investissements et de réglementations disparates, a analysé Draghi. Le secteur privé américain consacre 0,45% de son PIB à la recherche pharmaceutique, contre 0,11% dans l’UE. Les Etats-Unis sont également beaucoup plus rapides dans l’approbation des nouveaux médicaments, avec un délai médian de 334 jours, contre 430 en Europe.
L’Italien estime qu’il y a des leçons à tirer des hubs de recherche comme la Californie. Selon lui, l’Union devrait concentrer ses financements sur le développement d’un nombre limité de “hubs d’innovation de classe mondiale” axés sur les thérapies avancées basées sur les gènes, les cellules ou l’ingénierie tissulaire.
Samuel Clark, Aoife White, Antoaneta Roussi, Gabriel Gavin, Rory O’Neill, Louise Guillot, Koen Verhelst et Karl Mathiesen ont contribué à cet article.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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