Giuliano da Empoli, le Machiavel moderne
Les livres de l’écrivain italo-suisse, spécialiste des jeux de pouvoir et des autocrates, font partie des lectures essentielles pour l’élite politique européenne, en particulier pour Emmanuel Macron.
Par GIORGIO LEALIà Paris, France
Illustration par Natália Delgado
Parmi le petit groupe de personnes qui suivent Emmanuel Macron dans les couloirs étroits des Nations unies et les somptueuses salles de réunion du Ritz Carlton de Riyad, il y a comme un intrus. Il n’est ni garde du corps, ni conseiller, ni diplomate. Il se considère simplement comme un écrivain.
Il s’appelle Giuliano da Empoli et, ces dernières années, ses œuvres sont devenues l’une des lectures les plus en vogue dans les hautes sphères du pouvoir européen.
Tout comme le célèbre diplomate florentin Nicolas Machiavel, auteur du Prince, da Empoli se spécialise dans le diagnostic des hommes forts de son époque. Alors que, pour Machiavel, cela signifiait étudier les secrets de la réussite de Cesare Borgia, da Empoli a exploré le monde de Donald Trump, de Vladimir Poutine et du prince saoudien Mohammed ben Salman.
Ses deux derniers livres portent sur les tyrans et les autocrates, et les présidents et ministres de toute l’Europe les ont dévorés dans l’espoir d’apprendre à survivre dans le monde hostile de la géopolitique.
Emmanuel Macron appelle da Empoli par son prénom et le cite dans ses discours. La Première ministre danoise, Mette Frederiksen, qui a passé une grande partie de l’année à se disputer avec Donald Trump au sujet de ses menaces sur le Groenland, a une ligne directe avec cet Italo-Suisse flegmatique.
Dans un élégant salon donnant sur le jardin du siège parisien de sa maison d’édition Gallimard, Giuliano da Empoli admet auprès de POLITICO que, comme Machiavel, il aime être “celui qui est dans la pièce, dans le lieu où les décisions sont prises et où les choses se passent, mais qui reste un peu à l’écart”.
Alors que Machiavel a conçu Le Prince comme un guide de realpolitik pour l’homme d’Etat florentin Laurent de Médicis, da Empoli se considère également comme un conseiller pour les dirigeants de son époque, en échange de l’accès à des sujets de haut niveau.
“Pour moi, c’est un moyen d’obtenir de la matière pour alimenter mes écrits. Pour eux, c’est aussi un moyen d’avoir un point de vue différent de ceux des conseillers professionnels ou des autres personnes avec qui ils parlent”, explique-t-il.
Machiavel et da Empoli ont, il est vrai, des raisons différentes de prendre la plume. Le Florentin a écrit son chef-d’œuvre pour tenter de regagner les faveurs et un rôle politique auprès de la famille Médicis, sur les ordres de laquelle il avait été torturé. Da Empoli a insisté sur le fait qu’il était plus heureux en tant qu’écrivain, en restant un observateur. Assez ironiquement, il confie avoir été rebuté par le caractère impitoyable de la politique qu’il avait découvert à ses débuts.
Bruxelles n’est pas un prédateur
En France, la “da Empoli mania” bat son plein.
Les entreprises, les universités, les lobbies et les think tanks se l’arrachent pour qu’il prenne la parole lors de leurs événements.
“C’est une grosse tête d’affiche. Les clients veulent l’avoir comme invité pour leurs événements et séminaires, en particulier compte tenu du contexte d’incertitudes géopolitiques”, relate un consultant en stratégie basé à Paris, à qui l’anonymat a été accordé pour protéger ses relations avec ses clients. “Mais il est difficile à avoir, car son agenda est plein pour des mois.”
Emmanuel Macron l’a emmené à l’Assemblée générale des Nations unies en septembre de l’année dernière, puis à une visite d’Etat au Canada. En décembre dernier, il a rejoint le président français lors d’une visite officielle en Arabie saoudite, où il a rempli son carnet d’idées pour son dernier livre — qu’Emmanuel Macron a cité dans un discours aux armées cet été.
Ce livre, L’heure des prédateurs, a été publié en français au printemps et sort en anglais la semaine prochaine. Il explore l’univers de Donald Trump, de Vladimir Poutine, du prince héritier Mohammed ben Salman et du président du Salvador Nayib Bukele — l’autoproclamé “dictateur le plus cool du monde”. (Dans cet ouvrage, il n’y a pas une seule mention des institutions de l’Union européenne ou de leurs dirigeants — que da Empoli considère comme l’exact opposé des prédateurs.)
Selon l’Italo-Suisse, ces dirigeants doivent une grande partie de leur succès à leur capacité à surprendre leurs adversaires par des décisions irréfléchies et parfois impitoyables, comme le meurtre et le démembrement du journaliste Jamal Khashoggi.
Le prince héritier saoudien, écrit Giuliano da Empoli, est le type de dirigeant qui aurait prospéré à l’époque de Machiavel. Il le décrit comme la “réincarnation” du cardinal italien Cesare Borgia qui, comme l’a écrit Machiavel, tuait ses ennemis après les avoir invités à dîner.
“Ces Borgia sont des personnages qui évoluent dans un monde sans règles — ou qui enfreignent les règles, produisant des miracles politiques”, expose da Empoli.
C’est un monde dans lequel Bruxelles, corseté par des règles, a du mal à s’imposer.
“S’il y a quelque chose qui réunit Trump, Poutine et les seigneurs de la tech […] c’est qu’ils s’attaquent tous presque quotidiennement à Bruxelles, à ses règles, au processus d’intégration européenne”, observe-t-il. “Ayant écrit un livre entier sur les prédateurs, il est normal, naturel que Bruxelles n’y figure pas.”
Le voisin de Machiavel
La politique fait partie de la vie de Giuliano da Empoli depuis son enfance.
Son père, Antonio, était un économiste de premier plan qui conseillait le Premier ministre socialiste Bettino Craxi. En 1986, l’aîné des da Empoli a survécu à un attentat perpétré par des terroristes d’extrême gauche, alors que Giuliano avait 12 ans. C’est là qu’il a appris que la politique s’accompagne inévitablement d’une dose de violence, un thème sur lequel il revient régulièrement dans ses livres.
“La politique est l’activité qui doit nous empêcher de nous entretuer, mais c’est aussi pour cette raison qu’elle concentre une grande partie de la violence en son sein”, théorise-t-il.
Giuliano da Empoli était devenu un jeune progressiste au début de sa vingtaine, mais il était intrigué, sur le plan intellectuel, par le succès du magnat de centre droit Silvio Berlusconi auprès des jeunes électeurs, qui s’étaient orientés vers la gauche dans les années 1990.
“Il m’a semblé important de rechercher les raisons du succès de l’adversaire, ce que j’ai d’ailleurs continué à faire jusqu’à aujourd’hui”, retrace-t-il.
Le jeune écrivain publie alors son premier livre sur les luttes des jeunes Italiens, dans lequel il reproche à la gauche italienne de rechercher un consensus à court terme au détriment des générations futures.
L’ouvrage lui a valu des invitations à déjeuner et l’amitié de l’ancien président italien Francesco Cossiga, un démocrate-chrétien excentrique. Et ses idées s’alignent parfaitement avec les politiques que défendra plus tard Matteo Renzi, pour lequel da Empoli a fini par travailler.
Il a commencé par être son conseiller, lorsque le futur Premier ministre était maire de Florence. En tant qu’adjoint à la culture de Renzi, le bureau de Da Empoli au Palazzo Vecchio était voisin de celui que Machiavel avait occupé lorsqu’il était secrétaire de la République florentine. Il a dit un jour qu’il y sentait même flotter l’esprit du célèbre auteur.
Au cours de ses années passées à Florence aux côtés de Renzi, da Empoli est arrivé à la conclusion que les responsables politiques doués prennent trop de plaisir à la violence et à la trahison, et que ce n’est pas ce qu’il recherchait.
C’est ainsi que da Empoli a progressivement quitté la politique, en tout cas en tant qu’acteur. Il a fondé un think tank appelé Volta en 2016, publié des articles et écrit des livres sur la montée des mouvements populistes — dont le Mouvement 5 étoiles — et le rôle des spin doctors en coulisses.
Pourtant, Giuliano da Empoli a continué à graviter autour du monde politique, développant un réseau de contacts influents, d’Emmanuel Macron à l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger, sans jamais couper complètement le cordon avec la politique.
Après des années de navette entre l’Italie et la capitale française, da Empoli s’est installé en 2019 à Paris, où il est né, attiré par le “lien intime entre la littérature et la politique” que l’on trouve dans ce pays. Cette ville reste un lieu où les auteurs et les philosophes jouissent encore d’une notoriété comparable à celle des rock stars et des acteurs, et où les responsables politiques s’essaient régulièrement à l’écriture de romans. Adolescent, Emmanuel Macron rêvait même de devenir écrivain.
Coincé dans un Paris silencieux et confiné pendant la pandémie de Covid, Giuliano da Empoli a écrit Le Mage du Kremlin, sa première fiction. Le livre raconte l’histoire d’un spin doctor russe imaginaire inspiré par l’ancien conseiller de Vladimir Poutine, Vladislav Sourkov.
Il a choisi d’écrire un roman parce qu’il pensait qu’une œuvre “subjective et peut-être moins rationnelle” lui offrirait une plus grande liberté créative pour explorer les thèmes qui l’intéressaient.
Sorti en librairie le 20 avril 2022, quelques semaines après que la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine, le livre est rapidement devenu un best-seller. Les lecteurs désireux de mieux comprendre Poutine et les oligarques de son cercle intime s’en sont délectés.
“Le livre a donné une forme d’intelligence collective à des événements qui, en eux-mêmes, semblaient brutaux et violents”, commente l’ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, elle-même écrivaine : “Je ne connais pas une personne dans le monde politique qui n’ait pas lu ses livres.”
L’étoile de Da Empoli est désormais plus brillante que jamais, même si l’adaptation cinématographique avec Jude Law (qui joue le rôle de Poutine), Paul Dano et Alicia Vikander a reçu des critiques mitigées à la Mostra de Venise au mois d’août.
Les admirateurs de l’auteur affirment que son succès est dû en grande partie à sa capacité à rendre des sujets complexes faciles à digérer, souvent en mêlant habilement des anecdotes historiques à des références à la culture pop et aux séries télé.
Comme Machiavel, da Empoli ne s’intéresse pas tant à la moralité de ses sujets qu’à comprendre ce qui se passe dans la tête de personnages comme Poutine ou Trump. Et c’est un point qui lui tient particulièrement à cœur.
“Le fil conducteur de mes livres est d’essayer d’entrer dans la tête des méchants, de l’adversaire”, ajoute-t-il. “C’est plus intéressant que de simplement les stigmatiser.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais, puis a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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