1 200 milliards d’euros suffiront-ils à sauver l’Europe ?
A l’ère des Poutine, Trump et Xi, les enjeux du prochain budget de l’UE ne pourraient être plus élevés.
Par TIM ROSS
BRUXELLES — Mario Draghi, l’ancien Premier ministre italien, profitait de sa retraite lorsque le téléphone sonna. C’était en septembre 2023 et le cabinet d’Ursula von der Leyen souhaitait savoir s’il pouvait accomplir une dernière mission pour Bruxelles : trouver un moyen de rendre l’Europe à nouveau compétitive.
“J’ai dû réfléchir pendant quelques jours… avant de dire oui”, se remémorait Draghi, alors qu’il publiait son rapport pour redynamiser l’économie de l’Union européenne. “La tâche semblait si intimidante, si difficile.”
Mercredi, les idées de l’Italien sur la compétitivité reviendront sur le devant de la scène, alors qu’Ursula von der Leyen dévoilera sa proposition pour le prochain budget septennal de l’UE. Un moment décisif de son mandat en tant que présidente de la Commission européenne.
Le cadre financier pluriannuel (CFP), comme on appelle ce mastodonte, s’appliquera de 2028 à 2034. Le fait que deux années aient été réservées aux négociations sur le contenu du budget est un signe que, comme d’habitude, Ursula von der Leyen s’attend à une bataille acharnée avec les gouvernements nationaux, qui doivent s’accorder à l’unanimité sur son contenu.
Les responsables de la Commission ont passé le week-end à tenir des réunions marathoniennes pour finaliser la proposition et travaillaient encore tard dans la soirée de lundi, autour de pizzas, de soda et d’eau.
Les enjeux pourraient difficilement être plus élevés. La proposition de CFP devra financer l’UE pour qu’elle puisse faire face à des défis sans précédent — notamment une guerre commerciale avec les Etats-Unis de Donald Trump, une guerre avec la Russie de Vladimir Poutine, l’intensification de la concurrence de la Chine, les conflits au Moyen-Orient, le changement climatique, les migrations internationales et la montée de l’extrême droite, avec son programme politique antibruxellois.
Pour reprendre les mots de Mario Draghi : “Nous avons atteint le point où, sans action, nous devrons compromettre soit notre bien-être, soit notre environnement, soit notre liberté.”
Le budget actuel de l’UE s’élève à environ 1 200 milliards d’euros, ce qui est loin d’être négligeable.
Mais cela ne représente qu’environ 1% de son PIB, contre 48% pour le budget de l’Allemagne et 57% pour celui de la France. Des observateurs respectés — Mario Draghi inclus — affirment que les investissements publics de l’UE sont insuffisants pour relever les défis auxquels le continent est confronté.
La question est de savoir de quelle taille doit être le bazooka budgétaire de Bruxelles. Et la réponse varie énormément selon à qui on la pose.
Certains pays ne souhaitent aucune augmentation, tandis que d’autres veulent que le budget de l’UE double, expose Jan Stráský, économiste à l’OCDE.
“C’est la fourchette, de zéro à fois deux, et mon analyse serait qu’en l’augmentant de moins de la moitié, on pourrait déjà réaliser une grande partie de ce qu’il est logique de faire au niveau de l’UE”, suggère-t-il auprès de POLITICO. “Peut-être, disons 20 ou 30%” — ce qui porterait le budget total à environ 1,3% du PIB —, “si c’est bien dépensé, cela pourrait être une énorme amélioration”.
Commencer par le plus facile
Dans un rapport publié ce mois-ci, l’OCDE recommande non seulement d’augmenter la dotation globale, mais aussi de redéfinir les priorités des fonds européens existants, afin de se concentrer sur la défense et sur un marché de l’électricité plus intégré, ce qui réduirait les coûts de l’énergie et contribuerait à stimuler la croissance.
L’Organisation suggère aussi de confier une part plus importante des dépenses publiques à Bruxelles, afin de coordonner plus efficacement les projets d’infrastructures transfrontalières, tels que les interconnexions électriques, et les marchés publics de la défense.
“Il ne s’agit pas non plus de rechercher la solution parfaite, mais de récolter les bénéfices de premier ordre”, de commencer par le plus facile, recommande Jan Stráský.
D’autres analystes estiment que Bruxelles doit être encore plus ambitieux si l’UE veut être à la hauteur du moment. Zsolt Darvas, l’un des auteurs d’une nouvelle étude du think tank Bruegel, estime que l’enveloppe de dépenses du CFP doit être doublée, plus ou moins, pour tenir compte de la nécessité de financer la transition climatique et de rembourser les dettes du Covid.
“L’Union européenne est confrontée à une pression croissante pour répondre à des priorités qui sont de plus en plus européennes par nature”, conclut l’étude de Bruegel. “Des défis tels que les transitions climatique et numérique, la compétitivité, la résilience économique, la défense, la gestion des migrations et la politique étrangère dépassent les frontières nationales et exigent des réponses coordonnées et dotées de ressources suffisantes. Mais le principal instrument financier de l’UE, son budget — ou cadre financier pluriannuel (CFP) — reste figé dans le passé.”
Zsolt Darvas a proposé de porter le budget à environ 2% du PIB. Une telle augmentation permettrait au budget de l’UE d’assumer sa part des 800 milliards d’euros supplémentaires par an d’investissements publics et privés qui, selon Mario Draghi, sont nécessaires pour relancer la compétitivité économique de l’Europe.
Certains pays, dont la France, sont d’accord que le budget de l’UE a besoin d’être augmenté.
D’autres, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ne veulent pas du tout de hausse. “La Suède est consciente qu’il ne faut pas se contenter de croire que nous avons besoin d’un budget plus important parce que nous avons de nouveaux problèmes à gérer”, a déclaré Jessica Rosencrantz, ministre suédoise des Affaires européennes, à POLITICO. “Nous devrons définir des priorités dans le cadre du budget.”
La Suède tient particulièrement à ce que le CFP traite de défense et de sécurité, bien que certains analystes pointent que le droit communautaire empêche l’UE d’effectuer des dépenses militaires directes dans le cadre de son budget à long terme. “Nous devrons revenir sur la manière dont cela devrait être formulé ou représenté dans le budget”, a estimé Jessica Rosencrantz. “Mais je pense que la défense, la sécurité, le soutien à l’Ukraine et la compétitivité seront les sujets qu’un nouveau budget devrait traiter.”
Mario Draghi a également proposé de simplifier radicalement le budget, une idée qu’Ursula von der Leyen a reprise dans son projet de fusion de la politique agricole commune et du Fonds de cohésion — les dépenses les plus importantes de l’UE — en un seul et même fonds.
Un deuxième pilier du CFP, selon les grandes lignes déjà annoncées par la Commission, créerait un nouveau Fonds européen pour la compétitivité, fournissant une capacité d’investissement pour les secteurs clés et un soutien à la recherche. Le troisième pilier du budget serait un nouveau fonds d’action extérieure, combinant l’aide au développement et la diplomatie, selon le plan initial de von der Leyen.
D’ores et déjà, certains pays et responsables politiques de l’Union européenne s’insurgent contre ces réformes, notamment en ce qui concerne l’aide financière accordée aux agriculteurs européens et aux régions en difficulté économique.
Des taxes européennes ?
Voilà pour les dépenses. La partie la plus difficile — potentiellement, du moins — est de décider d’où l’argent doit provenir.
Un débat acharné est déjà en cours sur la question de savoir si de nouvelles formes de ces “ressources propres”, comme on appelle les revenus de l’UE, devraient être approuvées dans le cadre du nouveau budget, éventuellement en augmentant la part des recettes que Bruxelles peut tirer des taxes ou des accords financiers existants.
L’une des raisons souvent invoquées en faveur de nouvelles formes de ressources propres est de relâcher la pression sur le débat à propos des contributions des Etats au budget de l’UE, l’obsession politique sur ce que l’on appelle les “soldes nets”.
Les pays qui sont des contributeurs nets — comme l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède — versent plus d’argent dans la caisse qu’ils n’en reçoivent en retour. Il est donc souvent plus difficile pour ces gouvernements de justifier auprès de leur opinion publique nationale la nécessité d’augmenter le budget global de l’UE.
Le commissaire européen au Budget, Piotr Serafin, a promis “un paquet ambitieux de ressources propres” qui, “d’une part, renforcera la capacité financière de ce que nous avons ici au niveau européen, mais, d’autre part, sera également politiquement et socialement acceptable pour les Etats membres, mais aussi pour les citoyens de l’Europe”.
On lui souhaite bonne chance. “Nous ne voyons pas la nécessité de nouvelles ressources propres et certainement pas de taxes européennes”, a coupé court Jessica Rosencrantz, la ministre suédoise. “Nous savons qu’il y a un grand débat allant de l’utilisation des revenus du système d’échange de quotas d’émission de l’UE et du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, à d’autres formes de nouvelles ressources propres. La Suède n’en voit pas la nécessité. Nous préférerions que l’accent soit mis sur la redéfinition des priorités au sein du budget, ce qui est toujours difficile, mais c’est ce qu’il faut faire dans un budget national, même lorsque l’on doit relever de nouveaux défis.”
Le respect de l’Etat de droit comme conditionnalité ?
L’un des moyens de réaliser des économies est d’empêcher qu’“un seul euro” soit versé à un pays qui enfreint de manière flagrante les normes démocratiques de l’UE en matière d’“Etat de droit”, a ajouté Jessica Rosencrantz. Ce point de vue correspond aux objectifs de la Commission pour le prochain CFP.
L’équipe d’Ursula Von der Leyen élabore un nouveau régime de “conditionnalité” qui renforcerait les sanctions financières à l’encontre de pays comme la Hongrie (et, par le passé, la Pologne), dont la Commission estime qu’ils ne respectent pas les libertés démocratiques qui, selon elle, sont au cœur des valeurs de l’Union européenne.
Toutefois, étant donné que chaque pays de l’UE doit approuver le paquet budgétaire dans son intégralité — y compris la Hongrie de Viktor Orbán —, il n’y a aucune garantie que les règles de conditionnalité soient intégrées dans le projet de budget final, quelle que soit la volonté de von der Leyen et de ses commissaires.
En réalité, la question de punir les pays qui ne respectent pas l’“Etat de droit” revient à la même question essentielle qui sous-tend l’ensemble du budget : quel est vraiment le rôle de l’UE ? A l’heure où les défis mondiaux sont multiples, dans quelle mesure les 27 pays de l’Union doivent-ils agir ensemble, par le biais d’une action coordonnée dans les bureaux de Bruxelles, et dans quelle mesure doivent-ils décider depuis chez eux ?
En fin de compte, l’ampleur et la portée du budget final de l’UE seront une expression de la réponse collective de l’Union à cette question.
“Quand on regarde l’historique des accords sur le prochain CFP, on voit que les changements sont très limités d’un cadre à l’autre”, rappelle Zsolt Darvas, l’un des auteurs du rapport de Bruegel. Selon lui, le risque est que l’exigence d’un accord unanime entre les 27 pays “limite considérablement” toute marge de manœuvre pour les réformes.
“Il y a une grande rigidité”, signale-t-il. “Je suis un peu sceptique quant à l’éventualité d’un changement radical cette fois-ci.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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