BRUXELLES ― Certes, les Européens vont s’appauvrir à cause de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Mais, les responsables politiques de ce côté-ci de l’Atlantique voient le bon côté des choses.
Sur le plan économique, le monde se divise en trois blocs distincts qui se font la course : les Etats-Unis, la Chine et l’Europe. La décision du président américain de s’attaquer au monde entier via une guerre commerciale ― avec une punition spéciale réservée à l’ennemi numéro un, la Chine ― offre une opportunité à l’Union européenne.
Après tout, quiconque a déjà joué à Mario Kart le sait : même en étant dernier, on peut toujours se retrouver à la première place si les deux joueurs devant commencent à se faire des croche-pieds.
“Nous avons quelqu’un qui marque des buts contre son camp, et c’est Monsieur Trump”, a analysé le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau sur BFMTV. Désormais, toute la question est de savoir comment en tirer parti.
Pour le moment, il y a beaucoup de retard à rattraper. L’Europe est en mauvais état du Covid, avec une croissance moyenne inférieure de moitié à celle des Etats-Unis. L’Allemagne, première économie du Vieux Continent, a connu une vague de fermetures d’usines, ses aciéries et ses constructeurs automobiles ont plié sous le poids d’un choc énergétique déclenché par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En théorie, le marché unique de l’UE permet aux entreprises d’accéder facilement aux quelque 450 millions de consommateurs de l’Union ; en pratique, il reste fragmenté et son processus d’élaboration des politiques est lourd et sclérosé.
Mais l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, en particulier les mesures commerciales du “Liberation Day” (“jour de la libération”) du 2 avril — qui a introduit de nouveaux droits de douane allant de 10% à 49% sur presque tous les pays du monde (et qui a depuis été mis en pause) — pourrait commencer à changer la donne.
L’euro a progressé de 10% par rapport au dollar cette année, les investisseurs échangeant la monnaie américaine contre des alternatives plus stables.
Plus impressionnants encore : les mouvements sur la dette publique négociable (appelée “obligations” dans le jargon financier). Habituellement considérée comme un placement sûr en période d’instabilité, la dette américaine a été vendue par les traders dans la panique qui a suivi l’annonce des droits de douane de Trump, entraînant une hausse des coûts d’emprunt pour le gouvernement fédéral. En quête de sécurité, les investisseurs se sont tournés vers les obligations européennes.
“Avec toute l’énergie déployée pour saper le rôle international du dollar et des obligations d’Etat américaines en tant qu’actifs sûrs, il semble que l’euro ait reçu un nouveau coup de pouce pour se faire accepter sur la scène internationale”, observe Davide Oneglia, directeur macroéconomie européenne et mondiale chez TS Lombard, une société de conseil en prévisions économiques.
Les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) ont réduit les perspectives de croissance des Etats-Unis pour 2025 de 0,9 point de pourcentage en raison des droits de douane, soit la plus forte baisse de toutes les grandes économies, à l’exception du Mexique. Celles de la Chine ont été entamées de 0,6 point, tandis que la zone euro s’en est sortie relativement indemne, avec seulement une révision à la baisse de 0,2 point.
Les derniers seront les premiers
Le deuxième mandat de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a débuté l’année dernière en clamant haut et fort le besoin de compétitivité. Bien que l’expression soit vague — elle fait référence à l’économie et à la croissance, et à la position de l’Europe par rapport à ses concurrents —, elle est perçue comme un choix judicieux.
Alors que les Vingt-Sept ont été en difficulté ces dix dernières années, les Etats-Unis ont produit de nouveaux géants de la tech à un rythme dont l’Europe ne peut que rêver. Et ce, grâce à une combinaison magique de trois ingrédients : des marchés financiers fonctionnels, des établissements de recherche universitaires de premier plan et de consommateurs au portefeuille bien rempli. La Chine, qui a longtemps été l’atelier de misère du monde, a commencé à dominer l’industrie de pointe dans les domaines de l’énergie propre, des véhicules électriques et de la robotique grâce à sa politique industrielle.
Et si tout cela reste vrai, les décisions prises ce mois-ci — Washington et Pékin ayant décidé de s’imposer mutuellement des droits de douane à des taux supérieurs à 100% — placent l’Europe dans une situation privilégiée.
Les droits de douane américains sur les importations européennes, certes bien que plus élevés qu’auparavant, sont très loin des niveaux atteints entre les Etats-Unis et la Chine. Ces tensions commerciales surviennent alors que l’économie de l’empire du Milieu se remet de la démolition contrôlée de son secteur immobilier, et tente un rééquilibrage douloureux en faveur d’une plus grande consommation intérieure et plutôt que des exportations.
“Une guerre commerciale prolongée entre les Etats-Unis et la Chine pourrait ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises européennes”, souligne Ludovic Suttor-Sorel, directeur du European Macro Policy Network, un groupe de think tanks. La Chine compte déjà sur les produits européens dans des secteurs tels que la chimie et les équipements de transport, et il est probable que cette tendance s’accentue. La demande américaine pour certains biens manufacturés européens, auparavant achetés à la Chine — comme les machines, les plastiques et les textiles — pourrait aussi augmenter, ajoute-t-il.
L’administration Trump a fait savoir qu’elle espère conclure un accord avec Pékin pour abaisser le niveau des droits de douane, mais dans l’intervalle, les échanges transpacifiques ont chuté, laissant présager des pénuries dans les rayons des supermarchés. Et les va-et-vient incessants — les responsables chinois niant l’existence même de négociations — ont sapé la crédibilité à long terme, quoi qu’il arrive.
Il y a aussi le reste du monde qui, grâce au leadership des Etats-Unis, a largement adhéré au libre-échange comme source de prospérité, et qui voit aujourd’hui son plus grand partisan lui tourner le dos. Il ne reste plus à l’Europe qu’à prendre le relais.
C’est un point qui n’a pas échappé à la présidente de la Commission qui, auprès de POLITICO, sans citer de noms, a critiqué le chaos qui règne au sein de l’administration Trump.
“Dans un environnement mondial de plus en plus imprévisible, les pays font la queue pour travailler avec nous”, a-t-elle affirmé.
Utiliser la crise
Mais beaucoup dépend de la capacité de l’Europe à continuer à commercer librement avec le reste du monde, pointe l’économiste Paul De Grauwe. “Si nous y parvenons, les Etats-Unis seront un bastion protectionniste isolé […] ce qui entraînera des problèmes d’efficacité et des prix élevés pour les produits industriels.”
“En général, ce qu’il se passe quand il y a une crise est qu’elle crée des opportunités”, soulève-t-il. “Si vous la détectez suffisamment tôt et que vous vous en saisissez, vous pouvez transformer la crise en quelque chose qui, en fin de compte, aura des effets favorables.”
Les accords de libre-échange sont difficiles. Les négociations pour l’accord commercial Mercosur entre l’Europe et l’Amérique du Sud ont débuté en 1999 et un accord politique n’a été signé qu’en décembre. La France a traîné les pieds, mais même dans ce cas il semble que, même avec les Français, l’effet Trump érode les résistances. L’UE est également en négociations avec l’Inde, la Commission souhaitant les conclure d’ici la fin de l’année.
Il existe d’autres possibilités, plus subtiles.
Le dollar américain profite du statut d’être la monnaie mondiale de facto. Les banques centrales en détiennent dans leurs réserves et le commerce mondial — même entre deux parties non américaines — se fait souvent en dollars. Cette situation confère aux Etats-Unis une grande influence géopolitique, réduit leurs coûts d’emprunt et permet aux consommateurs américains d’avoir accès à des produits internationaux bon marché.
Certains membres importants de l’administration Trump se demandent si le statut spécial du dollar est une si bonne chose après tout, pour une série de raisons assez compliquées qui ont trait à la manière dont le dollar affecte la part de l’industrie manufacturière nationale. On ne sait pas dans quelle mesure Trump lui-même est au courant ou se préoccupe de cette question.
Ce qui est certain, c’est que le dollar a semblé chancelant au lendemain du 2 avril. L’euro constitue une alternative évidente.
“Le monde est confronté à une crise de confiance envers le dollar, alors que les répercussions du Liberation Day continuent de se faire sentir”, a écrit l’économiste en chef de la Deutsche Bank, David Folkerts-Landau, dans une note adressée aux clients de la banque. Il a qualifié les tarifs douaniers de Trump de “plus grand choc pour le système financier et commercial mondial” depuis 1971, lorsque le monde a définitivement abandonné l’étalon-or.
L’heure de l’euro
L’UE, malgré son manque d’efficacité, continue de faire respecter l’Etat de droit. Ce qui, selon les critiques, est de moins en moins vrai aux Etats-Unis où l’on assiste à des déportations accélérées vers des alliés autoritaires et à des tentatives de limogeage de dirigeants d’agences gouvernementales auparavant indépendantes.
Et, contrairement à la Chine, l’UE autorise la libre circulation des capitaux à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, une condition préalable à l’acceptation généralisée de sa monnaie. Les investisseurs veulent des économies vastes et ouvertes pour utiliser leurs monnaies, y faire des affaires et y localiser leurs investissements.
Jusqu’à présent, personne ne pense que l’euro remplacera complètement le dollar. Sa part dans les réserves de change mondiales est restée globalement stable, autour de 20%, depuis son lancement en 1999. Mais, selon Nicolas Véron, du think tank Bruegel, les événements récents ont “fait réfléchir les gens”.
“Si la confiance dans le dollar s’effondre, où les gens vont-ils aller ?” interroge-t-il. “L’euro est au premier plan si l’on pose cette question.”
La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, a récemment invité les dirigeants européens à ne pas gâcher l’occasion offerte par la crise, et à poursuivre les réformes des secteurs bancaire et financier européens, qui pourraient faire de l’Union une destination plus attrayante pour les capitaux. Si l’euro peut prendre au moins quelques parts de marché au dollar, il pourrait réduire les coûts d’emprunt des entreprises européennes, ce qui serait particulièrement bénéfique pour le secteur crucial des start-ups. Cela donnerait également plus de poids à l’Europe à un moment où la concurrence géopolitique s’intensifie.
Il y a beaucoup de choses qui peuvent mal tourner. Il ne fait aucun doute que les droits de douane vont nuire à la croissance européenne. Si Trump fait basculer l’économie mondiale dans une récession généralisée, il y a toujours le risque que les investisseurs se réfugient dans leur valeur refuge traditionnelle, les actifs américains, plutôt qu’en Europe. C’est ce qui s’est passé lors de la crise financière de 2007, bien que l’effondrement ait eu lieu sur le marché américain du crédit immobilier.
Les avantages dépendent également de la capacité de Bruxelles à bien jouer ses cartes. Washington tentera très certainement d’intimider l’Europe pour qu’elle coupe ses liens avec la Chine et s’associe aux Etats-Unis, ce qui fera disparaître tout avantage commercial.
Enfin, il se peut qu’une acceptation plus large de l’euro soit une arme à double tranchant, comme le prétendent les partisans de Trump. Elle renforcerait certainement la monnaie, ce qui nuirait aux exportations à un moment où l’Allemagne, dont l’économie est axée sur les exportations, est déjà en difficulté.
Mais, par rapport au début du second mandat de von der Leyen l’année dernière, la compétition semble un peu moins déséquilibrée. Et dans un match de football, il y a quelque chose de très satisfaisant à voir son adversaire mettre le ballon dans ses propres filets.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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