BRUXELLES — La tech américaine a une bonne grosse cible dans le dos, alors que Bruxelles cherche à répondre à Washington sur les droits de douane. Encore faut-il que les Européens se mettent d’accord sur la manière de tirer.
Alors que le président des Etats-Unis Donald Trump a présenté une liste de droits de douane mercredi dernier, des responsables et des députés européens pointent que les Big Tech et les services numériques pourraient être le talon d’Achille de Washington.
L’Union européenne affiche un excédent commercial de 157 milliards d’euros pour les marchandises, ce qui signifie qu’elle exporte plus qu’elle importe, mais elle accuse un déficit de 109 milliards d’euros pour les services, dont les services numériques. Les géants du secteur, comme Apple, Microsoft, Amazon, Google et Meta, dominent toutes sortes de segments du marché en Europe.
Devant le Parlement européen la veille de l’annonce des nouveaux droits de douane par Donald Trump, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a mentionné le numérique comme l’une des “cartes” que l’Union peut jouer.
Mais l’UE est tiraillée sur ce qu’il est possible de faire.
Ses lois phares dans le domaine, telles que les règlements sur les marchés numériques et les services numériques (DMA et DSA), ne sont pas conçues pour servir d’outils de représailles. Les tentatives visant à imposer des taxes plus élevées aux géants de la tech ont échoué par le passé. Les gouvernements pourraient réduire leurs dépenses en faveur des Big Tech en révisant leurs politiques en matière de marchés publics, mais dans de nombreux cas, l’Europe n’a pas d’autres solutions à proposer. Et certains Etats membres, comme l’Irlande, avertissent déjà que frapper les entreprises de la tech américaines nuirait gravement à l’économie du Vieux Continent.
S’attaquer directement à elles ne manquerait pas de déclencher l’ire de leurs PDG, comme Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg, qui ont développé des liens étroits avec Trump.
L’Europe pourrait également déployer son arme commerciale la plus puissante à ce jour, l’instrument anticoercition (IAC), pour cibler spécifiquement les entreprises de la tech américaines. Mais, conçu comme un “bazooka commercial” après la première administration Trump de 2017 à 2021, l’IAC n’a jamais été utilisé.
Utiliser des lois comme des armes commerciales ?
L’UE doit encore faire aboutir certaines des enquêtes qu’elle a menées dans le cadre de la DMA (sur la concurrence numérique) et de la DSA (sur la modération des contenus).
La Commission devrait infliger des amendes à Apple et Meta pour violation des règles de la concurrence numérique — soit les premières amendes de ce type à être prononcées dans le cadre du DMA — à la fin de cette semaine ou en début de semaine prochaine.
Bruxelles a également estimé, dans les conclusions préliminaires d’une enquête sur le réseau social X d’Elon Musk, que celui-ci était en infraction avec les règles de l’UE en matière de modération des contenus. L’amende potentiellement encourue représente 6% du chiffre d’affaires annuel mondial de l’entreprise. Meta fait également l’objet d’investigations au titre de ces mêmes règles.
Les responsables européens s’efforcent de souligner que l’application de ces lois ne devait pas être considérée comme faisant partie d’une guerre commerciale.
“Le DMA n’est pas une monnaie d’échange”, a insisté Stéphanie Yon-Courtin, eurodéputée française du groupe Renew. “Ce règlement est conçu pour établir des règles du jeu équitables en Europe, et non pour servir de levier dans des négociations commerciales avec les Etats-Unis.”
Rapporteur du DMA, l’eurodéputé allemand Andreas Schwab, du Parti populaire européen (PPE), a considéré que la Commission aurait dû publier plus rapidement les décisions qu’elle s’apprête à prendre sur Apple et Meta, précisément pour montrer qu’il n’y a rien de politique là-dedans.
L’argument principal est que les lois de l’UE sur le numérique existent pour défendre les valeurs européennes, et non pour discriminer ou cibler un pays donné. Insinuer le contraire pourrait nuire à la Commission lorsque les Big Tech saisiront la justice pour contester les premières amendes et pénalités prévues par la loi.
Pour Washington, en revanche, c’est tout le contraire. En février, l’administration Trump a menacé d’imposer des droits de douane en représailles au régime de l’UE sur le numérique, citant les risques perçus pour les entreprises américaines et la liberté d’expression.
Les annonces de nouveaux droits de douane mercredi par la Maison-Blanche ont relancé les appels visant à ce que Bruxelles déclenche des enquêtes dans le cadre de ses règlements sur le numérique.
Puisque Trump est “ouvert aux négociations, je crains qu’il n’essaie d’utiliser les services numériques comme outil de négociation. Mais j’espère que la Commission européenne sera ferme”, a indiqué l’eurodéputée socialiste danoise Christel Schaldemose.
Des considérations partagées par l’eurodéputée allemande des Verts Alexandra Geese : “Appliquons fermement les règles du DSA et du DMA.”
Taxer ne fait pas l’unanimité
Les partisans d’une réaction plus musclée aux droits de douane de Trump envisagent plusieurs autres formes de représailles : imposer des taxes plus élevées sur les services numériques et exclure les entreprises technologiques américaines des appels d’offres pour les marchés publics.
L’eurodéputé social-démocrate italien Brando Benifei, président de la délégation pour les relations avec les Etats-Unis, a souligné la nécessité de “contre-mesures larges qui frappent là où ça fait vraiment mal”, avec comme option de “cibler les services, tels que les grandes entreprises de la tech”. Dans un commentaire écrit, il a suggéré de prendre des mesures de rétorsion contre les droits de propriété intellectuelle ou d’exclure les entreprises américaines des marchés publics.
Les services numériques seront “inévitablement au centre de l’attention”, a prédit Aura Salla, eurodéputée finlandaise du PPE, et ex-lobbyiste de Meta à Bruxelles.
Le président du PPE, Manfred Weber, a déclaré mardi que “les géants du numérique paient peu pour notre infrastructure numérique dont ils profitent tant”.
Certains pays de l’UE reprennent ce refrain. Jeudi, Sophie Primas, porte-parole du gouvernement français, a déclaré que la prochaine vague de représailles de l’UE pourrait viser “les services numériques qui aujourd’hui ne sont pas taxés”.
Le député européen français Sandro Gozi, de Renew, a quant à lui évoqué la possibilité de “taxer les géants américains du numérique” parmi d’autres options.
La question d’une taxe sur les services numériques est à l’étude depuis un certain temps au sein de l’UE, mais les 27 Etats membres ne sont pas tout sur la même longueur d’onde sur le sujet. Or, la politique fiscale requiert l’unanimité.
Certains pays membres ont donc fait cavalier seul. Tout récemment, l’accord de la coalition au pouvoir en Belgique contenait l’instauration d’une taxe sur le numérique d’ici 2027 si aucun deal n’était conclu au niveau international ou de l’UE.
L’Irlande, siège européen de plusieurs grandes entreprises de la tech américaines, a immédiatement réagi mardi. Cibler les services numériques américains n’est pas la position de l’UE, a déclaré le ministre irlandais du Commerce, Simon Harris, ajoutant que cela pourrait être très préjudiciable à l’Irlande.
Gregorio Sorgi a contribué à cet article.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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