BRUXELLES — L’Union européenne devrait continuer à injecter des milliards d’euros en Turquie, malgré la répression brutale menée par le président Recep Tayyip Erdoğan contre ses opposants politiques.
Bruxelles lui a intimé de “respecter les valeurs démocratiques” après l’arrestation par les autorités turques du chef de l’opposition Ekrem Imamoğlu le week-end dernier. Mais, du fait de l’importance stratégique de la Turquie, l’Union européenne finira probablement par fermer les yeux.
Et Erdoğan le sait.
Le dirigeant turc se dit que “quoi qu’il fasse, l’UE devra faire avec”, commente Dimitar Bechev, professeur à l’université d’Oxford.
Deux responsables européens, à qui l’anonymat a été accordé pour parler des discussions en coulisses, soulignent auprès de POLITICO que le statut de la Turquie, en tant que candidate pour intégrer l’UE, l’oblige à respecter les valeurs démocratiques, et que Bruxelles réagira aux violations.
“Nous suivons l’évolution de la situation en Turquie avec beaucoup d’inquiétude”, assure l’un d’entre eux. Avec plus d’un millier de personnes, dont des journalistes, détenues par les forces de sécurité depuis le début des troubles la semaine dernière, “les derniers événements vont à l’encontre de la logique même de l’adhésion à l’UE”.
Toutefois, étant donné l’importance de la Turquie en matière d’immigration, de commerce, d’énergie et de défense, toute réponse de l’UE ne devrait pas bouleverser les relations entre Bruxelles et Ankara, concède l’autre responsable européen.
La Turquie a obtenu le statut de candidat à l’adhésion à l’UE en 1999. Bien que les négociations soient au point mort depuis une dizaine d’années, le pays reçoit encore des milliards d’euros au titre des fonds de préadhésion. Ankara a également reçu quelque 9 milliards d’euros d’aide pour accueillir les réfugiés du Moyen-Orient et est en passe d’obtenir d’importantes sommes d’argent pour soutenir les industries de défense européennes.
Devenue un hub important pour les exportations de pétrole et de gaz, la Turquie bénéficie de flux commerciaux avec l’UE d’une valeur de plus de 200 milliards d’euros par an. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, elle joue également un rôle clé dans le contrôle de l’accès à la mer Noire et dans l’application des sanctions à l’encontre de Moscou. La Turquie a récemment été pressentie comme un contributeur majeur à une éventuelle mission de maintien de la paix en Ukraine.
“Le statu quo avant l’arrestation d’Imamoğlu était confortable pour l’UE, parce qu’il y avait juste assez de démocratie”, analyse Bechev. Les récents événements, ajoute-t-il, ne sont pas assez graves pour changer la donne.
Des enjeux de défense
En tant que pays candidat à l’adhésion à l’UE, la Turquie peut potentiellement accéder aux achats groupés de 800 milliards d’euros au titre des fonds destinés à accroître les dépenses de défense de l’Union, selon le plan “préparation à l’horizon 2030” présenté par Bruxelles la semaine dernière.
Cependant, la Grèce et Chypre, toutes deux en conflit de longue date avec la Turquie, font pression pour obtenir des restrictions, des diplomates indiquant à POLITICO leur intention d’appliquer une clause qui exigerait que le soutien à la défense se fasse “sans préjudice au caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres”.
Avec ses forces armées formées par l’Otan et son vaste complexe militaro-industriel, Ankara est toutefois convaincu que ces objections seront rejetées.
Si les Européens “veulent une participation turque dans certains domaines — par exemple, l’envoi de troupes en Ukraine un jour —, ils devront donner accès à la Turquie”, a déclaré l’ancien ambassadeur de Turquie auprès de l’UE, Selim Yenel.
Ce dernier a considéré que la situation intérieure était désastreuse — “il n’y a plus de loi” en Turquie, a-t-il affirmé —, mais a prédit que “puisqu’il semble que l’UE ait besoin de la Turquie, elle ne fera pas pression sur nous”. En ce qui concerne les valeurs occidentales que les pays doivent respecter pour adhérer à l’UE, Erdoğan “s’y intéresse pour la forme”.
Un difficile exercice d’équilibriste
La Grèce et Chypre, qui étaient sur le point de normaliser leurs relations avec Ankara avant la dernière crise politique, doivent maintenant se livrer à un délicat exercice d’équilibriste.
“Nous soutiendrons, bien sûr, une position rigoureuse condamnant les événements actuels en Turquie, mais sans en être l’élément déclencheur”, souffle un haut responsable grec, reconnaissant que même Athènes ne pouvait pas aller trop loin.
“L’industrie de la défense reste une grande lacune pour l’Europe, ce qui ouvre la voie à la politique de compromis que nous voyons se mettre en place.”
Nicosie se trouve également dans une position difficile, car la Turquie a semblé adopter un ton beaucoup plus conciliant lors des discussions informelles sur le problème chypriote qui se sont tenues la semaine dernière à Genève.
“Une pression efficace de la part de l’UE est essentielle”, a estimé l’eurodéputé chypriote Michalis Hadjipantela, appelant à des “sanctions ciblées”. Mais en même temps, “les mesures devraient être ciblées et liées aux progrès réalisés sur les enjeux mentionnés plus haut, afin d’éviter d’isoler davantage le pays, ce qui conduirait à des politiques plus provocatrices”.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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