PARIS — Beaucoup de débats agitent les experts de la Constitution ces jours-ci. Pour y voir plus clair après la chute du gouvernement Barnier, Alexandre Guigue, professeur de droit public à l’Université Savoie-Mont Blanc, répond aux questions de POLITICO.
Une fois le gouvernement censuré et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale considéré comme rejeté, l’exécutif envisage d’en passer par une “loi spéciale” pour éviter un shutdown. Est-il possible d’y ajouter des dispositions telles que l’indexation de l’impôt sur le revenu sur l’inflation, comme c’est envisagé ?
Que Michel Barnier reste après sa démission [comme Premier ministre démissionnaire chargé des affaires courantes, NDLR] ou qu’un nouveau Premier ministre soit nommé, le Premier ministre pourrait déposer un projet de loi spéciale, conformément à ce que prévoit la Constitution alinéa 4 de l’article 47 et l’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances.
Celui-ci dit clairement que son but doit être de percevoir les impôts existants et d’autoriser le gouvernement à ouvrir les crédits correspondant aux “services votés” [le minimum nécessaire pour faire tourner les services publics, NDLR]. S’il y a autre chose dans ce projet de loi, il ne serait pas conforme à la Constitution.
Si, par extraordinaire, des accords politiques aboutissaient à l’ajout de dispositions supplémentaires dans un tel projet de loi spéciale et qu’il était voté par le Parlement, la question de la validité du texte pourrait être discutée devant le Conseil constitutionnel. Au vu des risques d’une telle censure, il pourrait préférer le valider au motif des circonstances exceptionnelles…
Le seul précédent dont nous disposons date de 1979. Le Conseil constitutionnel avait invalidé la totalité du projet de loi de finances pour 1980. Un nouveau projet de loi de finances avait été déposé et adopté le 18 janvier. Entretemps, c’est par l’adoption d’un projet de loi spéciale que l’Etat a pu continuer à fonctionner. Même adoptée en retard, la loi de finances pour 1980 avait alors pu modifier les règles fiscales touchant aux revenus de 1979.
Il y aura donc vraisemblablement un projet de loi spéciale minimum dans les jours qui viennent, en attendant et avec l’espoir qu’un projet de loi de finances (PLF) en bonne et due forme soit voté par le Parlement le plus rapidement possible.
Le gouvernement démissionnaire pourrait-il mettre en œuvre le projet de loi de finances 2025, celui du gouvernement sortant donc, par ordonnances ?
Les ordonnances sont prévues si le Parlement ne se prononce pas sur le projet de loi de finances dans un délai de 70 jours.
Si le projet de loi de finances tombe avec le gouvernement, s’il est retiré par lui ou s’il est rejeté par le Parlement en cas de nouveau dépôt, le Parlement se sera dans tous les cas “prononcé” au sens de l’article 47 de la Constitution. En principe, le gouvernement ne pourra alors pas avoir recours à ces ordonnances.
On revient donc à la solution du projet de loi spéciale…
Si Michel Barnier accepte de gérer les affaires courantes, il pourra déposer un projet de loi spéciale. Si Emmanuel Macron a déjà une idée en tête et nomme un nouveau Premier ministre, il faudra certes constituer le gouvernement, mais cela n’empêchera pas le Premier ministre d’introduire un projet de loi spéciale très vite à l’Assemblée, si les conditions sont remplies. S’il est adopté, la France continuera à fonctionner ainsi, jusqu’à ce qu’une loi de finances en bonne et due forme soit votée.
Le problème qu’on a par rapport au précédent de 1979-1980, c’est qu’aujourd’hui, il semble presque impossible de trouver une majorité pour adopter un PLF quel qu’il soit… Il n’est donc pas à exclure que l’on passe plusieurs mois avec les crédits votés en 2023 pour 2024, peut-être même jusqu’au mois de juillet lorsque le président pourra à nouveau dissoudre l’Assemblée. Une période prolongée sans mesures nouvelles est presque pire que quelques jours de shutdown [l’arrêt des activités gouvernementales aux Etats-Unis, NDLR].
Sans parler du fait que s’il y a une dissolution, il n’est pas impossible que de nouvelles élections aboutissent à la même tripartition à l’Assemblée que celle que l’on connaît à l’heure actuelle.
Dans le cas où le blocage se prolongerait, Emmanuel Macron pourrait-il avoir recours à l’article 16 de la Constitution, qui lui confère les pleins pouvoirs, afin de faire adopter un budget ?
Si on lit bien l’article 16, les conditions pourraient être juridiquement remplies. Le président pourrait l’invoquer pour faire adopter le budget lui-même et immédiatement après mettre un terme à la période des pleins pouvoirs. En effet, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics serait interrompu en cas de shutdown, et les engagements internationaux de la France seraient en danger. Cela suffirait sans qu’il soit nécessaire de justifier d’une atteinte à l’intégrité du territoire, qui est une condition alternative. Politiquement, ce serait toutefois une très mauvaise idée de mon point de vue, et pas seulement en raison de l’impopularité du président.
Si Emmanuel Macron démissionnait début 2025, pourrait-on organiser de nouvelles élections législatives avant le délai d’un an prévu entre deux dissolutions ?
Il n’existe aucun précédent en la matière. Si on lit strictement l’article 12 de la Constitution, aucune dissolution ne peut intervenir dans un délai d’un an après une dissolution, donc cela pourrait ne pas être possible. On pourrait, toutefois, considérer qu’un nouveau président ne serait pas tenu par ce délai parce que la première dissolution avait été décidée par son prédécesseur et pas par lui.
C’est le même raisonnement qui est avancé pour justifier, par exemple, qu’un nouveau Premier ministre peut avoir recours au 49.3 pour forcer l’adoption d’une loi ordinaire alors que son prédécesseur y avait déjà eu recours au cours de la même session (le chef du gouvernement ne peut y avoir recours qu’une fois par session parlementaire, hors textes budgétaires).
Surtout, il paraîtrait illogique de ne pas lui permettre d’essayer d’obtenir une majorité favorable lors d’élections législatives, puisque ce serait la condition de la mise en œuvre de son programme politique.
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